Evolution ou disparition des espaces de travail
09 | 12 | 2014
Malgré toutes les incantations tactiques, le secteur public n’a plus de moyens pour porter loin un développement immobilier dynamique et concerté. Ses compétences ont été transférées, sans frais, ni précautions, au secteur privé. A ne pas en prendre la mesure, le risque de disparaître pour l’architecte est grand. Résistons !
L’évolution de l’espace du travail est la conséquence de l’évolution d’un espace planétaire en pleine mutation, autour d’un individu en pleine mutation, évoluant dans des sociétés avancées en pleine mutation.
Cette transformation progressive s’effectue sur un mode de mutation lent, depuis les débuts de l’industrialisation, (scénario 1/à suivre) mais devenu expéditif avec l’internet (scénario 2/à suivre). Il est comparable à celui qu’il sert : celui du travail. Car, si depuis le début du vingtième siècle, on s’est efforcé, avec un certain succès, peut-on dire, à favoriser le confort de ceux qui travaillent, en avançant les objectifs de la meilleure santé et de la meilleure humeur comme des critères indiscutables pour augmenter les chances de l’entreprise d’être efficace, on ne pense pas assez encore à cette dématérialisation de l’espace qu’internet a engagé et à l’allure que prendrait le monde si le travail n’existait plus. Mais plus précisément sous la forme dans laquelle il s’accomplit aujourd’hui.
L’espace du travail a bien évolué. On ne peut que trouver cela bien. Mais, pour autant, le travail s’effondre. Nos sociétés progressistes sont suréquipées et les demandes régressent. L’argent manque et le pouvoir d’achat des classes moyennes et des classes les plus basses, les plus nombreuses encore, est en berne. Il n’y a donc aucun lien entre l’amélioration de l’espace du travail, quel qu’il soit, et l’offre de travail, doit-on fâcheusement constater.
Au risque de s’y perdre, essayons de raccrocher le travail à l’espace du globe avant que l’espace du travail ne se perde sur internet comme s’égrènent et disparaissent les conversations engagées hors champ de nos écrans. Alors, doit-on poursuivre dans le perfectionnement de ces espaces, comme on poursuit dans le champ du perfectionnement absolu de l’automobile, pour faire de mieux en mieux, de plus en plus fiable, de plus en plus économique, de plus en plus rapide, de plus en plus confortable, de plus en plus équipé, ou plus sécurisé, jusqu’à ce qu’on invente une nouvelle forme de travail, comme de nouvelles manières de se déplacer et que tout cela devienne subitement obsolète ? Certainement, car l’avenir, aujourd’hui, tient plus de la science-fiction que de la prévision météo à 10 jours.
Et s’il est bon parfois de s’aventurer dans les espaces de mondes parallèles dans lesquels tout aurait radicalement changé (cf./ La Renaissance) l’espèce humaine ayant subitement accéléré tous les processus de mutation de son corps, de son cerveau et de sa vie en société, il est prudent de l’exposer comme il se doit : avec modération sur un mode passion
SCENARIO 1
Nous sommes en 2014 et m’inscrivant dans cet état de grâce qui favorise le développement des espaces de travail, sous bonne conscience et en équilibre, je favorise donc, dans un premier chapitre (scenario 1), la flexibilité et la disponibilité, comme des valeurs avantagées, seules capables d’accompagner les rares constructions responsables que nous devrons bâtir, dans les années qui viennent.
1/ de la flexibilité à la disponibilité
Dire que l’espace de travail moderne est « flexible » relève presque de la banalité, tant il ne peut se distinguer de la rapidité avec laquelle il évolue, même dans l’espace d’une journée. L’espace de travail à venir est un espace plus « disponible » que flexible. D’abord, par son instantanéité dans sa réponse à réagir et à s’adapter devant des situations de plus en plus imprévisibles et exigeantes, puis par ses dispositions à ne jamais laisser un espace se fixer dans une seule affectation.
Les espaces sont mieux et moins équipés. Les câblages disparaissent au profit des connexions par ondes électromagnétiques (Wil/Fi) qui produisent davantage d’espace, par le gain dû à moins de « faux » plafonds et moins de « faux » planchers. Le renouvellement d’air et le spectre de la lumière sont plus généreux. L’ouvrage plus léger et plus économe. Les façades s’enrichissent techniquement et la diffusion de chaud et de froid évolue vite, avec la mise en place de dalles devenues actives. Les espaces s’accompagnent d’une sophistication plus mécaniste, en dégageant « moins de bâtiment et plus de domotique ».
Les espaces, alors libérés, se transforment en surfaces ouvertes où l’on s’assied pour parler en groupes, où l’on s’arrête pour réaliser une tâche, seul ou à plusieurs. Le bureau perd sa référence. Il se dégage ses volumes de sa forme actuelle et devient déplaçable (portables et téléphones mobiles). Les espaces en ressortent sans affectation précise, autre que celle que le moment choisi a dictée. Tout se joue sur une ligne continue en mouvement. L’optimisation des surfaces est évidente. La confidentialité est assurée. Elle est mobile et attachée à son sujet, dans sa boîte. Moins d’espaces sont nécessaires. Ils basculent leur trop plein de surfaces désactivées, vers des lieux définis pour des activités communes (vidéo/conférences, cafétérias, laboratoires) « Je vais au bureau » continue encore, pour un temps, à dégager du sens.
2/ Du déplacement à la technicité
Les espaces sont de moins en moins attribués. La communication entre les individus se réalise davantage par voie électronique que par les déplacements, même pour des individus se situant à proximité, les uns des autres. On ne peut, en effet, rendre banal le corps ou l’esprit, dans le même espace, l’individu ne sachant pas bien se dématérialiser totalement. Mais il devient plus fluide, plus rapide. Les espaces sont plus équipés plus préhensibles. La technicité des aménagements et de la construction fait la différence en matière d’instantanéités, pendant que les espaces de convivialité sont regardés avec l’exigence qui convient à la demande d’un contact devenu exceptionnel. Les jardins sont vus comme des lieux d’alternance, de repos. Les espaces du travail se sont rendus, avec le temps, « très actifs, très réactifs ».
SCENARIO 2
L’espace du travail, bien que progressant à toute vitesse n’est en rien, comme nous l’avons dit plus haut, une garantie pour l’entreprise de maintenir son niveau de développement ou mieux de le faire progresser quand le marché s’effondre. Dans ses configurations progressistes, il ne peut que prétendre à améliorer les performances de tout ce qui touche directement aux actions engagées et fermes. Et performer sur des hypothèses relève de la pure fiction. Alors, ne serions-nous pas en droit de savoir jusqu’à quand nous devrions prolonger ces modes de pensée qui conduisent à ces espaces en progression accélérée vers l’inutile, l’impasse ou la fin d’un équilibre a bout de souffle ?
Considérant tout cela comme une conjecture viable et comme une vision possible de l’avenir, nous pourrions imaginer que pour repenser radicalement « l’espace du travail », nous devrions certainement d’abord « repenser le travail »
Ainsi donc, si, pour ne plus avoir de chômage, la solution tenait dans le fait d’éradiquer le travail ? De le faire disparaitre et d’imaginer s’en passer tel qu’il s’impose à nous, de nos jours, sous les configurations conventionnelles et convenues que nous connaissons ? Nous n’aurions plus, alors, à comptabiliser ceux qui ne sont pas entrés dans le monde du travail, ceux qui le laissent pour raisons personnelles ou ceux qui en sont temporairement ou définitivement exclus, le socle de la distribution des rôles et des structures qui s’y rattachent n’existant plus. Nous nous captiverions alors à inventer de nouvelles dispositions, de nouveaux critères de répartitions et de hiérarchies et nous inventerions de nouveaux espaces, appropriés, automatiquement.
Une plaisanterie cynique ? Pas du tout. Plutôt un simple raisonnement « de cause à effets ». Supprimer la cause supprime automatiquement les effets. Le sujet du chômage, qui brouille nos relations internes, n’en serait plus un. Le travail, sa suprématie, sa majesté et ses subdivisions n’existeraient plus. Et tous les contrecoups pervers du travail, tel qu’il est pratiqué aujourd’hui, disparaitraient avec. Et leurs espaces aussi, c’est évident.
Le travail est donc au centre de nos sociétés de plus en plus organisées autour de groupes hyper rassemblés et entraînés, de filières spécialisées ou d’activités construites sur des thèmes spécifiques. Peu nombreux, en fait, sont les emplois diversifiés, les obligations alternatives, les rôles successifs et les mélanges de genres, industriels, administratifs ou marchands. Les contenus et les attitudes qu’ils génèrent ne se concentrent plus que sur des spécialités. On ne peut plus imaginer une attitude sans aptitude, une mission hors le champ d’une compétence extrême, des échanges de courriers sans bureaux, des échanges de fruits sans étales, une télévision sans journalistes de la télé parlant d’eux-mêmes ou des semaines à ne pas faire, du lundi au vendredi, le même métier.
Imaginons maintenant, un monde sans travail, sans qu’il soit nécessaire de penser agir comme avant. Nous sommes en 2044. Les citoyens du monde s’activent tout autant. Le mot « travail » est exclu du vocabulaire ambiant. Ses propriétés et sa décrue ne sont plus au centre des débats télévisés et des promesses iniques des hommes et des femmes politiques. Il n’existe plus. Mais pour autant, tout le monde s’active. La terre est peuplée de 9 milliards d’habitants. Il faut trouver une solution pour que la fin du monde ne soit pas le résultat d’une lutte sans merci, entre les individus, pour survivre.
Imaginons maintenant qu’on accepte de ne plus être seulement, médecin, maçon, architecte, aventurier, journaliste, épicier, voiturier, ministre, peintre ou archéologue, mais que nous soyons devenus un peu de tout cela, en même temps ? L’individu formé à l’école du « pluralisme effectif », serait très différent de celui qui évoluait dans les vieilles écoles qui pratiquaient « l’excellence ciblée ». Ilévoluerait dans le champ des opportunités se présentant à lui, suivant les niveaux de compétence cernés. Hommes et femmes, intellectuels ou manuels, évolueraient dans un monde organisé et encadré où les aptitudes et les interventions de chacun seraient optimisées sur un spectre plus large d’activités.
Il serait alors plus facile de modifier ses temps d’action, de faire valoir sa disponibilité, choisir ses plans et son terrain d’activité. Nul ne serait plus attaché à une spécialité, enfermé dans une filière choisie comme un plan de carrière. Chacun serait confronté à des départements ouverts.
Mais que faire du solde de cette philosophie basée sur « la tentation de l’efficacité absolue » ? De cette pensée rétrécie avec laquelle efficacité, rendement, productivité, bourse et actionnaires se régalaient de des courses frénétiques en avant, alors que nous devenions uniquement cycliste, dopé pour aller plus vite, uniquement médecin, formé pour savoir recevoir autant de patients en si peu de temps, uniquement entrepreneur, suffisamment filou pour engranger toujours plus de recettes, uniquement architecte, affreusement seuls à croire à leur génie ? Rien d’autre que de s’en souvenir comme on se souvient tout juste d’une époque où les journées aux champs étaient longues et où la terre nourrissait tout le monde, sans que ça paraisse pouvoir changer, un jour. Et pourtant ?
L’individu est devenu flexible. Et pas ce dans quoi il s’est engagé. Le replacement de ses idées se fait au fur et à mesure que le sujet se pose, plus du tout en amont et de manière définitive. La fin des carrières, la fin des désignations à vie, la fin des apprentissages fermés est confirmée. « La permutation graduelle et universelle des compétences » est la nouvelle référence.
L’individu est mobile, moins lourd, plus vert, évoluant sans positionnement fixe et navigant par la voie des airs dans laquelle il œuvre hors les murs, aux périmètres des espaces d’un monde organisé et entrainé à la circulation des personnes et des matières.
Pour dessiner ces nouveaux espaces, on sollicite, en collèges et en surimpressions, les esprits de synthèse les plus soutenus de ces nouveaux artisans du vide et du mouvement.
Pour OFFICE ET CULTURE n°34/ octobre 2014.
Anne Démians