L'I.D.I. s'invite au MIPIM. Regards croisés. Maurice Sissoko et Roland Ries.
13 | 03 | 2018
IDI et le MIPIM 2018
L’idée de construire des Immeubles à Destination Indéterminée va être débattue lors d’une table ronde au MIPIM 2018. Elle est novatrice puisqu’elle se distingue des projets de constructions habituels dont on connait l’usage et l’identité dès le permis de construire. Pour autant, comment inciter un promoteur à se lancer financièrement dans ce type d’opération sans avoir la garantie, dès le départ, de l’usage futur d’un bâtiment ?
Anne DEMIANS : C’est en réalité une opération gagnant/gagnant car la construction d’un Immeuble à Destination Indéterminée n’est pas plus couteuse qu’une autre. En revanche, elle offre beaucoup plus de flexibilité et s’adapte au marché de l’immobilier. En outre, cette méthode permet de prolonger la vie du bâtiment qui pourra avoir différentes fonctions tout au long de son exploitation sans être plus onéreux dans son investissement. Il est vrai qu’il faut encore convaincre des avantages de la réversibilité, mais cette vision de l’acte de construire va dans le sens du développement durable. Par comparaison, c’est un peu comme cette idée apparue il y a quelques années qui consistait à ne plus imprimer un document pour favoriser la dématérialisation et surtout encourager le geste écologique. Aujourd’hui, tout le monde en a pris conscience. En réalité, nous n’avons pas encore pris l’habitude de penser au recyclage d’un bâtiment neuf alors que cette pratique est beaucoup plus admise dans un immeuble haussmannien, c’est une valeur d’exemple.
Au fond, ne demandez vous pas aux promoteurs de faire un pari sur l’avenir d’un bâtiment sans connaître dès le départ son retour sur investissement ?
AD : Comme je vous le disais, il n’y a pas de pari financier puisqu’un Immeuble à Destination Indéterminée ne coute pas plus cher qu’un bâtiment qui n’est pas réversible. En outre, ce dispositif offre plus de souplesse dans l’aménagement futur d’un ilot. C’est exactement ce qui s’est produit à Strasbourg pour les Black Swans. Au départ, il devait il avoir des bureaux sur cette parcelle de la presqu’ile Malraux, mais le maire Roland Ries a admis que cette opération réoriente son objectif au fil du temps et qu’elle devienne un programme mixte alliant des logements en accession, une résidence étudiante et de services, un hôtel de luxe. Ce changement de cap n’était pas incompatible. L’idée d’un Immeuble à Destination Indéterminée se fonde sur le fait que les évolutions d’affectation ne peuvent s’opérer qu’en modifiant seulement le second œuvre. A partir de là, il faut admettre que l’ouvrage ait été pensé à partir d’éléments convenant aussi bien à des logements qu’à des bureaux, à des espaces d’activité ou à une résidence. C’est ainsi que les façades sont considérées comme devant apparaître homogènes, sans que l’on soit capable d’identifier tout de suite les activités qu’elles encadrent. C’est d’ailleurs l’impression que donnent les Black Swans, bien que je comprenne que l’on puisse critiquer ces manques d’incarnation de programmes littéraux.
Qu’en est-il alors du permis de construire ?
Actuellement, aucun élément dans un dossier de permis de construire ne signale cette capacité du projet à évoluer. Il le formalise dans ses structures et ses dimensions, sa technique et ses accessoires, mais jamais réglementairement. Rien n’est prévu, en effet, sur ce sujet dans les textes officiels. L’obligation de nommer, avec précision, la destination des immeubles ne facilite pas les démarches de cette nature car toute transformation de destination doit faire l’objet d’une demande particulière de modification du permis d’origine, et c’est là, qu’il faudra apporter un changement. Mais, en toute logique, au nom de l’avenir durable de la ville, de la flexibilité des programmes et de la densité, il faudra sans doute en passer par là.
Votre travail s’en trouve modifié dès l’esquisse ?
AD : Il ne s’agit pas de laisser croire que c’est par le dessin virtuel que les architectes rendent ces transformations possibles. C’est en les travaillant et en les traduisant par des plans qui montrent que les affectations peuvent changer sans que les éléments « durs » du projet – c’est-à-dire les structures principales et les façades – n’en soient affectés de quelque manière que ce soit. En ce qui concerne les Black Swans, c’est moi qui ai provoqué la demande, engrangé le scénario, mis à jour une nouvelle perspective pour produire des immeubles plus économes en énergie (inertie des immeubles), plus durables (les rendre transformables, réversibles, évolutifs) mieux adaptés aux évolutions du marché immobilier comme aux changements des modes de vie. Je voulais faire en quelque sorte, des « immeubles mutants ».
Techniquement, comment faites vous pour gérer les fluides et la réversibilité ?
AD : Le plus simple, et les Black Swans l’ont montré, c’est de regrouper tout ce qui est technique et logistique au centre pour laisser les espaces fonctionnels évoluer librement en pleine lumière, sur les façades. Les fluides sont donc évidemment regroupés au centre des plateaux – rien là dedans de très nouveau – avec certaines mesures conservatoires qui permettent les changements de destination. Il n’y a aucune intervention ou modification de la structure et des façades. Ce sont uniquement les terminaux (faux plafonds, luminaires) qui sont adaptés aux changements d’affectation.
La réversibilité a-t-elle un coût déjà connu ?
AD : Nous avons pu mesurer l’impact financier qui ressortirait de la réversibilité si elle s’appliquait sur les Black Swans. On estime entre 600 et 700 euros le coût de la transformation de bureaux en logements, une fois l’opération réceptionnée et habitée.
Les Black Swans peuvent-elles devenir un modèle ?
AD : L’opération en cours de construction pour le troisième et dernier immeuble est encore trop récente pour servir de modèle à des opérations mixtes mais cela constitue une première référence construite en France.
La formule d’Immeuble à Destination Indéterminée fait son chemin. Elle est entrée dernièrement dans les voies complexes de la future Loi logement (Loi Elan) à travers les contributions d’Initiative Logement, un groupe de réflexion auquel je participe pour que les innovations et les expérimentations de ce type puissent être entendues, comprises et reproduites.
Maurice SISSOKO, Directeur Général Icade Promotion. L’IDI en devenir.
Quel bénéfice Icade tire-t-elle des tours Black Swans, bâtiments pionniers ?
Maurice SISSOKO : C’est un véritable atout pour nous d’avoir été à l’origine d’un projet considéré unanimement comme exemplaire.
D’abord, parce qu’il s’agit de la reconversion d’un site industriel, qui s’inscrit dans la dynamique de reconquête des friches portuaires initiée par l’Eurométropole pour leur conférer une nouvelle destination.
Ensuite, parce que nous avons inventé avec Anne Démians un nouveau modèle de bâtiment « réversible » qui fait prévaloir la mixité et la polyvalence des espaces, la mixité des populations économiques et professionnelles sur l’architecture proprement dite.
Le projet Black Swans a en effet servi de support à une étude sur la réversibilité et posé des jalons, car nous avons une double posture de promoteur mais aussi de foncière gérant des actifs tertiaires, possiblement sur une longue période.
L’expérience nous a permis de formaliser ce que nous appelons l’« Immeuble à Destination Indéterminée » avec trois caractéristiques mais je laisse peut être Anne Démians nous expliquer plus en détail ce concept ?
Quels sont les verrous à débloquer pour convaincre du bien-fondé des IDI dans la ville durable d’aujourd’hui ?
MS : Il y a encore des freins à l’IDI.
Tout d’abord des différences de réglementation entre bureaux et logements (sécurité incendie, circulations horizontales…).
Ensuite des différences de fiscalité (avec notamment une TVA non récupérable pour les immeubles de logement).
Un frein lié à la nature du permis de construire qui reste octroyé pour une destination unique et prendre ce risque n’est que difficilement jouable notamment dans un contexte de recours sur presque tous les permis.
Enfin la volonté des élus de porter ce type d’expérimentation.
Mais nous sommes confiants ; les aspects réglementaires et fiscaux sont des questions d’adaptation, pour lesquelles des solutions seront trouvées. D’autant que le sujet est partout.
Les appels à projets récents (Réinventer Paris, Inventons la Métropole du Grand Paris la Seine…) par leurs thématiques et les opérations qu’elles mettent à l’honneur nous montrent bien à quel point la réversibilité pour ne pas dire la mutabilité des bâtiments est essentielle dans notre conception de la ville durable.
L’attribution des JO à Paris en 2024 en est aussi un bon exemple : le village Olympique devra être pensé en amont et changer de destination après l’événement !
Roland RIES Maire de Strasbourg : le concept des IDI
En qualité de maire de Strasbourg, capitale européenne, vous avez montré votre intérêt pour les Immeubles à Destination Indéterminée. Ce concept sur la réversibilité défendu par l’architecte Anne DEMIANS apporte une certaine flexibilité dans l’aménagement de la ville de demain. Pourquoi êtes-vous convaincu de son bienfondé ?
Roland RIES : J’ai pris conscience que les villes sont des organismes vivants et évolutifs. Strasbourg est une ville riche de son passé, comme beaucoup d’autres, elle doit donc être protégée des dérives de toutes sortes. Depuis toujours l’on considère qu’il faut avoir, dans ce domaine, une attitude de conservateur au sens patrimonial du terme. A mon sens, cette époque est révolue, y compris dans les villes à fort patrimoine. Cette orientation nouvelle en matière d’urbanisme s’est peu à peu développée du fait que certains architectes, à l’instar d’Anne Démians, considèrent que les fonctions urbaines ne peuvent pas rester figées. L’architecture du XXIe siècle doit s’attacher à la réversibilité des bâtiments et à leur modularité en fonction des évolutions des modes de vie. L’idée est de dire qu’au lieu de construire un bâtiment pour 30 ou 40 ans, puis de le démolir pour ensuite en reconstruire un autre qui aurait des fonctions différentes, essayons de faire évoluer ses fonctions. Cette démarche suppose de penser à sa plasticité fonctionnelle en amont. Et l’exemple que je cite souvent à Strasbourg, ce sont ses haras qui datent du XVIIIe : ils ont été entièrement réhabilités en un hôtel-restaurant et en pépinière de start-up spécialisée dans les domaines de la santé sous la conduite du professeur Maresco, cette reconversion respecte le bâti existant tout en lui donnant une autre vie. C’est aussi le cas des anciens entrepôts de la Presqu’ile Malraux qui ont gardé leur aspect d’origine et sont reconvertis en médiathèque, en résidence étudiantes et universitaires et en start-up. Nous sommes dans cette même logique.
Dans le cas des IDI cela suppose quelques changements d’habitude comme par exemple, revoir le cadre administratif et urbain, c’est-à-dire changer les règles du PLUI et, par effet rebond, accorder plus de souplesse dans les conditions d’octroi du permis de construire ?
RR : Concrètement le PLUI devrait, lui aussi, être évolutif. Mais en prenant les précautions nécessaires car le prix du foncier diffère selon son classement. C’est pourquoi je parle de flexibilité maîtrisée afin de ne pas déstabiliser ou inquiéter les investisseurs. En général, dans le cadre d’un PLUI, un foncier est classé dans telle catégorie et il l’est pour un certain temps, il faut donc être vigilant sauf à désorienter le système. En même temps, le système doit évoluer. Je crois que le cadre juridique dans lequel se place l’urbanisme doit être plus souple qu’auparavant, sans pour autant tomber dans une souplesse totale qui aboutirait, en définitive, à ne plus avoir de planification urbaine. Or, il en faut une.
Aujourd’hui, dans l’aménagement des villes, il est demandé aux élus plus de densité pour éviter l’étalement urbain et davantage de mixité urbaine. Comment est-ce possible sans changer le cadre juridique actuel ?
RR : Absolument, il serait bon de le faire évoluer, mais avec prudence, car nous sommes, là, en face d’enjeux financiers non négligeables. Je pense qu’il faut accompagner le mouvement de cette « révolution urbaine » en y intégrant la notion de réversibilité posée dès le départ, mais pour que les mentalités évoluent, il faut faire évoluer les textes qui ont une influence sur les modes constructifs et les planifications.
D’un point de vue politique, n’est-ce pas aux maires des grandes métropoles de montrer le chemin afin de voir les lignes bouger ?
RR : D’un point de vue politique la question que vous posez est intéressante. Au fond, c’est la question de la poule et de l’œuf. Est-ce le cadre juridique de l’urbanisme qui doit être modifié en préalable afin que la culture urbaine lui emboite le pas ? Ou est-ce l’évolution de la culture urbaine qui va nécessiter la modification du cadre juridique ? Vous allez me dire les deux fonctionnent en parallèle. Sauf que non, il faut tout de même une initiation ou une initiative ! Pour ma part, je suis plutôt favorable à l’évolution des mentalités et à celle de la culture urbaine, c’est pourquoi je rencontre beaucoup d’urbanistes avec lesquels je dialogue sur cette question des fonctions indéterminées d’un bâtiment et de la réversibilité. Je crois beaucoup à la démonstration par la preuve, mais on peut avoir un avis contraire. Je pense que le travail à faire relève de ce qu’on appelle, ici, à Strasbourg « la Weltanschauung » c’est-à-dire la vision du monde, ce qui se passe dans les têtes, c’est en cela que la donne peut changer mais il faut lui laisser le temps. La persistance des modes anciens et des habitudes est lourde, c’est un avariant auquel nous sommes confrontés en permanence, c’est pourquoi je dis commençons par explorer les pistes nouvelles et après les cadres juridiques finiront par s’adapter.
Mars 2018