Interview par des étudiants de l'Ecole d'architecture de Versailles
25 | 11 | 2015
Dans un article sur le contemporain, Lucie Campos Mitchell, docteur en littérature comparée, nomme les traits de caractéristique du temps présent, et évoque le contemporain comme la « conscience d’une histoire inachevée ». Qu’est-ce que cela vous évoque pour l’architecture ou autres disciplines ?
C’est intéressant comme regard pour la littérature contemporaine, si on considère que l’histoire propre aux lettres pourrait être le socle de son développement actuel. Or, avancer qu’elle en serait la conscience, c’est peut-être fonctionner à l’envers. Car c’est certainement l’histoire (inachevée ou non), plus que la littérature contemporaine, qui peut tenir ce rôle. En tout état de cause, en architecture, la réflexion et la production contemporaines ne se placent pas en conscience de ce qui les précède, tellement les écarts entre les différentes périodes et les styles qu’elles ont portés auront été autonomes et se seront achevés parfois plus vite qu’ils se seront manifestés. On pourrait dire que contrairement à la littérature, le contemporain classique (celui qui ne cherche pas à s’imposer comme style absolu du moment) pourrait peut-être endosser ce rôle de conscience d’histoires inachevées, mais certainement pas celles du post-modernisme ou du formalisme stérile des dernières décennies, étapes incarnées par GRAVES, BOFFIL et HADID ou COOP HIMMELBLAU.
Le contemporain en architecture n’est donc que la conscience de lui-même et s’il doit saisir quelque chose de sa propre histoire c’est d’abord l’apprentissage de ce qui est constant et têtu dans l’art de construire, c’est la conscience du poids total de la matière, de sa mise en œuvre ou de sa pérennité.
Un architecte ne doit donc pas être juste un artiste ?
Il doit l’être, mais ne doit pas s’arrêter sur ce statut dont les bases sont d’un autre temps. Par la force des choses, qu’elles soient d’ordre politique, économique ou stratégique, on veut faire de nous des illustrateurs, des illusionnistes du bâti, des designers de façades convenues, des complices, en sorte, de la carence. Et si le sens artistique l’extrait du magma esthétique dans lequel on lui demande d’évoluer, il ne peut pas, pour autant, s’en satisfaire. Reconquérir le domaine des idées, retrouver le sens de l’opérationnel, celui des assemblages savants et des mécanismes de la construction, rassurer les autres de la justesse de ses analyses synthétiques, sont autant d’actions qui peuvent compléter sa vision d’artiste.
Vous travaillez beaucoup sur la mutabilité, la disponibilité, la réversibilité des bâtiments. Vous avez d’ailleurs déclaré que si vous deviez vous attribuer un style, ce serait celui de la « disponibilité ». Pourriez-vous nous parler un peu plus de cette idée ?
La disponibilité c’est précisément le contraire du style. C’est la manière de répondre à toutes les situations qu’on vous propose sans avoir nécessairement besoin de ressortir tout ce que vous savez ou que vous auriez fait auparavant, en cherchant à ce qu’on vous identifie immédiatement. C’est la façon la plus adaptée au monde moderne pour répondre à la question qui vous est posée, avec l’idée de puiser dans une réserve d’idées et dans un stock d’expériences assez grandes pour être en mesure de les réassembler différemment, à chaque fois. Rester disponible, c’est éviter de se répéter, mais en restant conscient que vos interlocuteurs qui ne cherchent pas toujours à vouloir disposer d’une réponse originale ou juste, préfèrent souvent avoir la même réponse que leur voisin, ceci quel qu’en soit le contexte. C’est un choix parfois dangereux qui vous met hors champs de ce qu’on convient d’appeler la cohérence d’une œuvre, considéré plutôt à partir de la continuité rigoureuse d’un style.
En fait, pour les bâtiments que nous construisons, c’est la même chose. Leur disponibilité, même si ils sont identifiés au moment de leur programmation, doit être totale. Ils doivent pouvoir accepter, tant au moment de leur élaboration qu’au moment où il sera décidé d’en faire autre chose (et éviter ainsi le gaspillage matériel) toutes les mutations fonctionnelles et écologiques qu’ils croiseront et qui ne manqueront pas de s’accélérer à cause des grandes mutations sociales et technologiques, dont le côté ultra-rapide a déjà été observé.
Cette question de la mutabilité, j’ai commencé à la traiter avec la transformation programmée de la Poste du Louvre à PARIS, en 2012. La question essentielle était de savoir comment nous pourrions faire évoluer ce bâtiment réalisé par Julien GUADET en 1894. Or, à bien y regarder, on s’aperçut très vite que GUADET avait déjà pensé sa construction en terme d’évolutivité, imaginant de grandes structures, ouvertes et totalement libres de tout encombrement définitif. Ce bâtiment, bien qu’uniquement réservé aux activités de la Poste, va se moderniser et ouvrir son capital à d’autres activités (Hôtel de luxe, surfaces tertiaires, lieux de réception, commerces, équipements de proximité, logements). Il s’agissait surtout d’en faire une immense plateforme où la Poste devenait une sorte d’’inter-modalité entre plusieurs destinations. On n’était pas ainsi obligé de jeter un bâtiment pour en refaire un autre.
Au même moment, je dessinais mes BLACK SWANS, à Strasbourg. Plusieurs programmes différents (bureaux, logements, commerces, équipement) étaient envisagés. Le budget n’était pas ad hoc pour une telle addition de programmes. J’avais donc trois solutions : 1/ ne pas y répondre, 2/ laisser penser qu’il était possible d’en respecter les dispositions économiques, 3/ proposer un projet de synthèse dans lequel chaque programme acceptait d’assouplir la partie la plus rigide de ses spécificités pour se rapprocher les uns des autres. Ce que je fis, au profit d’un projet considéré aujourd’hui plus comme une déclaration d’intention qu’une utopie.
La trame de construction est unique. Les programmes ne se superposent pas. Ils se juxtaposent. Les assemblages se sont simplifiés. L’enveloppe est commune à l’ensemble des ouvrages et rien qui soit différent ne se voit. Ce site étant un site charnière pour Strasbourg, j’ai préféré le développer dans un vocabulaire unique, commun à toutes les activités et que les bâtiments se partageraient. Ce qui peut paraître étrange dans une époque où chaque architecte essaye de se différencier des autres, en créant souvent de la complexité, même là où elle n’est pas nécessaire. On anticipe alors sur l’évolution intérieure des bâtiments et plutôt que d’assembler des architectures dont on identifierait tout de suite le contenu. On retrouve des espaces capables et uniformément construits. Leurs dénominateurs communs sont la lumière, l’espace et la matière, dont les variations n’émergent que de leurs propres vibrations.
Donc, être contemporain en architecture c’est projeter plusieurs vies pour un bâtiment ? Vous nous parlez d’une commande qui va évoluer sur un temps très court. Est-ce qu’il faut aussi se projeter pour dix, vingt, trente ans, avec UN bâtiment sur ces questions de mutabilité ?
Il faut bien comprendre que la transformation des bâtiments est plus grande et plus vraisemblable dans le répertoire des architectures domestiques que dans celui des architectures publiques. Dix ou vingt ans après leur construction, ils seront susceptibles de subir des modifications d’usage ou de destination, simplement parce que le marché évoluera et que parallèlement on organisera la reconstruction de la ville sur la ville, autant avec rapidité qu’avec l’obligation d’une économie maitrisée.
L’aspect plurifonctionnel et évolutif des bâtiments sera donc protégé visuellement. La ville ne sera, en rien, altérée par toutes les transformations successives qu’elle devra encaisser et le fera certainement avec plus d’amabilité. La notion de réversibilité prend, là, tout son sens, comme s’il s’agissait de patrimoine. On passe ainsi de la consommation sans contrôle, au contrôle des mutations.
Car, ce qui est contemporain, c’est bien de penser la ville mutable. Et si, d’un point de vue énergétique, on sait produire aujourd’hui des bâtiments qui consomment moins d’énergie, on sait aussi qu’un des enjeux majeurs sera de réduire les émissions de carbone. Pour cela, il faudra que les bâtiments soient mieux construits, qu’ils soient modifiables à moindre frais pour qu’on ne soit pas contraint à engager de la déconstruction et ré-envisager, tout de suite derrière, de la reconstruction. A l’heure actuelle, ce sont 5 millions de m² de bureaux qui restent vides en région Ile de France. Un vrai gaspillage de matière première urbaine, perte sèche pour tout un territoire. Car si la ville mutable tend à éviter les bâtiments jetables, elle cherche à épargner les terrains agricoles, toutes ces terres d’oxygène, capables de réguler la respiration des villes.
Cette idée n’est pas nouvelle. Peut-on finalement dissocier cet idéal de « mutabilité » d’un projet politique plus vaste ? Car, sans volonté politique d’une mutation profonde de la société, ce type de projet ne reste-t-il pas au stade du vœu pieux ?
Ce projet est une réalité qui est en cours de construction. Et rien n’empêche de la mettre en œuvre, puisque le commanditaire a décidé de me suivre dans cette démarche prospective et de réaliser l’opération. Le modèle économique, mis en place, ne considère pas seulement le coût de la construction, il prend en compte l’idée que les bâtiments peuvent avoir plusieurs vies. D’ailleurs, les promoteurs les mettent sur le marché comme tels.
Mais vous avez raison, il est urgent et nécessaire que de tels projets contribuent à la cohérence d’une pensée politique, sans laquelle ils resteront, encore une fois, des manifestes sans expressions, des propositions sans opérations. Or, ce qu’on constate en France, c’est toujours et encore cette inertie coutumière qui engourdit tout ce qui bouge et cherche à changer les choses. Les règlementations s’accumulent sans clairvoyance, ni nettoyages préalables des règles antérieures, devenues obsolètes ou inefficaces. On se retrouve à devoir construire des opérations pour lesquelles trop de règles se mélangent et se contredisent, amenuisant la créativité. A la sortie, ce sont des modèles ordinaires et réchauffés qui émergent, tous aussi contraints par l’ambition idiote de règles qu’on voudrait universelles.
Dans la mesure où le bâtiment peut devenir obsolète, vous parlez de mutabilité. Mais à quel moment finalement peut-on décider justement que le bâtiment n’a plus lieu d’être ?
Là encore, et malheureusement, ce sont les questions économiques qui président à une telle décision. Un immeuble, après quinze ou vingt ans d’existence, a de grandes chances de ne plus être au goût du jour et plus précisément en phase avec les dernières technologies. On peut alors jouer sur deux aspects : 1/ sur des sites de grande densité urbaine, où on peut faire en sorte que le bâtiment s’adapte à la technologie, à travers quelques mesures conservatoires. 2/ sur des sites de faible densité, où, au bout de 10 ou 15 ans, les espaces devenus obsolètes, mais ne subissant pas assez de pression foncière pour être démolis, il convient de les transformer en immeubles d’habitations. Ce qui, économiquement, est intéressant.
Ne pensez-vous pas qu’il peut y avoir une obsolescence aussi dans les logements ? Par rapport aux normes de l’enveloppe, de l’isolation ? On en parle beaucoup actuellement. Peut-être que dans 20 ans, on sera passé à autre chose et que ce ne sera plus aux normes ?
Tout est toujours possible, surtout dans une architecture qui ne sait pas stabiliser ou donner du classicisme à ses modèles au risque d’être déconsidérée par rapport à la vitesse de changement et d’évolution de la technologie. Or, on le sait, l’architecture, par nature, est plus inerte que les techniques et plus statique que les mouvements qui secouent les sociétés contemporaines. Et l’architecture des logements n’échappe pas à ces règles. C’est la raison pour laquelle, j’essaye, avec d’autres architectes, de proposer des surfaces plutôt que des logements référencés ou normalisés, dont les surfaces et les dimensions sont fixées à l’avance. Ces surfaces seraient construites avec le plus d’ouvertures possibles et d’éléments sériels.
Cette réversibilité, c’est tout de même une question plutôt expérimentale. On sent comme une volonté de télescoper les normes en les recroisant (bureaux et logements). Qu’en dites-vous ?
Le groupe de travail auquel je participe a été créé pour accompagner la Caisse des Dépôts dans sa volonté de faire bouger les choses en matière de logements. 5 architectes constituent ce groupe : Francis SOLER, Marc BARANI, Myrto VITART, Sébastien VAN CAPPEL et moi-même. Nous proposons de revoir complètement la façon de dérèglementer le bâtiment, pour faire plus de logements, plus vite et mieux. La Caisse des Dépôts, constatant qu’il y a un réel déficit de constructions et de rénovations, en matière de logements, cherche à modifier les leviers de la construction pour en accélérer les processus. Ce que nous disons est simple : 1/ Il faut modifier les règles législatives (permis de construire, recours), 2/ impliquer les villes dans des attitudes plus courageuses (gabarits, hauteurs, PLU), 3/ anticiper les modifications structurelles de la réglementation (sécurité incendie, handicap, surfaces). Car, il convient de casser, de toute urgence, l’accumulation existante des normes en vigueur pour réactiver la créativité des architectes et produire mieux et plus.
Vous avez été diplômée de l’ENSA/V en 1992 et 20 ans plus tard, vous devenez la première lauréate du concours BAS-CARBONE, puis vous entrez dans la Commission PELLETIER. Les enjeux énergétiques des bâtiments sont un sujet qui sensibilise beaucoup les étudiants. Qu’en était-il pendant vos études?
La question du durable n’était absolument pas abordée dans les années 80/90 dans les Ecoles d’architecture. Tout du moins, je n’en ai pas le souvenir. La cause écologique n’était pas à l’ordre du jour, comme elle l’est devenue aujourd’hui, grâce à des pionniers en matière de sensibilisation climatique et environnementale. Maintenant, on l’énonce clairement comme une priorité car elle rejoint une accélération du besoin de vivre plus en équilibre, de mieux construire. Si j’ai voulu participer au premier concours BAS-CARBONE, c’est parce que j’avais pris conscience du danger d’éviter la questionL’idée était simple : Apres avoir analysé l’ensemble des données fonctionnelles, matérielles, climatiques et énergétiques d’un immeuble théorique, installé sur un vrai site (MONTPELLIER) avec de vraies contraintes, j’ai tenté l’esthétique d’une identité énergétique pour un bâtiment peu émissif en carbone. Le bâtiment se présentait sous la figure épurée d’un diamant, forme pure du carbone (exact opposé du CO2 dont la production est à l’origine des effets de serre). Des courants d’air réglaient les différences thermiques et les façades, supports de dioxyde de manganèse, émettaient 300 fois plus d’oxygène qu’une photosynthèse végétale.
Le groupe RBR/2020, dont je suis membre, c’est aussi l’occasion, pour moi, de dire ce que je pense à propos de la construction à travers la règlementation. Seule architecte participant aux travaux de la commission, je côtoie de grands constructeurs et de grands maîtres d’ouvrages (Poste, Crédit Agricole, Bouygues) qui concourent à marquer le territoire, (eux-mêmes, ayant l’expérience et la connaissance parfaite de leurs besoins, comme les retours sur leur efficacité face à la question économique). La RT/2012 se révélant déjà peu pertinente, nous souhaiterions aller au-delà de ses recommandations pour avancer les cadres de bâtiments plus responsables (Bâtiments génération 2020). L’idée étant de jouer sur des mécanismes de développement plus vertueux.
Sur votre site Internet, vous parlez de l’aire numérique et de la multitude des modes de communication, comme leviers de mutation de votre profession. Arrive alors la question des outils de la modernité. Est-ce la culture numérique qui amène à penser cette multiculture ou à penser la mutabilité ?
Dans les années 70/80, on construisait Beaubourg (Centre Georges POMPIDOU)I qui s’imposait comme l’icône de l’interdisciplinarité et de l’addition des cultures, sans censure. Depuis, les bâtiments culturels qui ont poursuivi l’aventure se sont transformés sous l’influence de la culture numérique, encore plus ouverte, plus rapide, plus universelle qu’était, celle plus communicante des années 70/80. Depuis, encore, tout se dématérialise et c’est l’inter/communicabilité qui règne sur nos comportements, architecte ou philosophe, designer ou commerçant. Les espaces de création sont devenus plus capables que consacrés. Il ouvre des portails qui les rendent plus disponibles. Et, si ce qui compte aujourd’hui, c’est le mouvement ou la transformation permanente, c’est aussi parce que le numérique s’est installé dans notre société, non seulement comme un outil technologique, mais encore comme une vraie référence culturelle, une pensée active basée sur des mécanismes rapides d’informations et de mutations.
La pratique de votre profession, aujourd’hui, est-elle très différente de ce vous imaginiez en sortant de l’école ?
Oui, complètement et elle ne change pas encore assez vite, à mon sens. A l’agence par exemple, on croise des profils très différents, des ingénieurs, des paysagistes, des designers, des architectes, bien sûr. Cette interdisciplinarité est devenue essentielle à la production de projets et de réalisations qui sont de plus en plus soumis à une efficacité jugée sur la qualité d’interventions multiples, très spécialisées. L’architecte est devenu un assembleur, des lors qu’il met en ligne l’idée (ou le dessin) qu’il souhaite développer autour des données qui concourent à l’œuvre.
Le travail partagé avec d’autres architectes est devenu de plus en plus fréquent, sortant l’architecte de sa tour d’ivoire. Mais, il faut bien prendre soin de distinguer le partage qui se réalise avec des architectes qui se sont choisis pour réaliser une œuvre ensemble (voir le projet pour la Porte d’AUTEUIL à PARIS) de celui qui rassemblent plusieurs architectes qui ne se seraient pas choisis et qui devraient collaborer sur un site, une fois sélectionnés sur des critères d’opportunités mal définis.
La mission de l’architecte reste toujours la même : Il s’agit bien pour lui de manipuler en priorité des espaces et de les étirer jusqu’à ce qu’ils rencontrent le site, avec ses contraintes territoriales et ses limites climatiques. Comment échapper alors à l’architecture, proprement dite ?